Arthur Jafa, visionnaire : pourquoi l'art français a tout à gagner à l’accueillir

Arthur Jafa n’est pas seulement un artiste, c’est une onde de choc. En 2025, Paris braque enfin les projecteurs sur lui avec une exposition à la Bourse de Commerce. L’occasion idéale pour explorer son univers : brut, politique, poétique – une révolution visuelle qui dépasse largement le cadre de l’art contemporain.

Le Quincy Jones de l’art visuel

En quelques années, Arthur Jafa est devenu l'un des artistes contemporains les plus renommés, exposant dans les musées les plus prestigieux, les galeries de premier plan et les biennales internationales. Il a remporté les prix les plus prestigieux et, avec eux, une reconnaissance financière qui lui permet aujourd'hui de créer des œuvres toujours plus ambitieuses.

Artiste prolifique, Jafa navigue entre différents médiums : du 2D au 3D, en passant par des silhouettes grandeur nature de Black Incredible Hulks et des installations monumentales. Pourtant, son mode d'expression préféré reste l'essai filmique. Puisant dans un vaste répertoire d'images et de vidéos, il conçoit des thèses visuelles, combinant archives YouTube, photographies anciennes, images de surveillance et extraits cinématographiques.

Sa réflexion sur la condition noire aux États-Unis l'amène à développer une approche cinématographique unique, qu'il appelle black visual intonation. Inspirée par la musicalité du discours noir, cette technique repose sur un rythme de montage irrégulier et une duplication d'images, dans une quête d'un cinéma résolument noir.

La musique occupe une place centrale dans son travail. Il puise dans l’histoire musicale pour illustrer ses idées sur la négritude et travaille avec des artistes comme Solange, Devendra Banhart et Jay-Z. Ses vidéos placent souvent la musique au premier plan (Oneohtrix Point Never, Kanye West, etc.), réaffirmant la puissance de la culture noire à travers le son autant que l'image.

Une esthétique noire en révolte

Arthur Jafa discusses a video that he found on YouTube — a 1992 gospel performance by the Thomas Whitfield Company. Credit : Scott J. Ross

Né en 1960 à Tupelo, dans l'État ségrégationniste du Mississippi, Arthur Jafa grandit en disséquant les images qui l’entourent. Enfant, il découpe, assemble, recompose des fragments de magazines, des coupures de journaux, des publicités créant des collages qui interrogent et redéfinissent la représentation de la culture noire. Une obsession précoce pour l’image qui deviendra la pierre angulaire de son langage artistique, oscillant entre cinéma, photographie, installation et montage.

Son œuvre vibre au rythme des sons de son enfance : Miles Davis et Jimi Hendrix, ralentis, distordus, transcendés. Après Love Is the Message, son vocabulaire s’élargit. Sculpture, tapisserie, peinture, installation sonore… Mais toujours cette même fulgurance dans la réappropriation des images, leur collision, leur réinvention.

Avant d’être l’artiste incontournable du monde de l’art contemporain, Arthur Jafa évoluait en coulisses, silhouette discrète mais essentielle du cinéma indépendant et de la culture visuelle. Il était chef opérateur sur Daughters of the Dust (1991), le chef-d'œuvre de son ex-épouse Julie Dash, puis sur Crooklyn de Spike Lee et Ava DuVernay (Selma) en 1994.

Dans les années 2010, il signe l’image des clips de Solange, Don’t Touch My Hair et Cranes in the Sky. Il a travaillé aux côtés de Stanley Kubrick sur Eyes Wide Shut, coréalisé la vidéo de 4:44 de Jay-Z et capté l’essence de figures comme Malcolm X ou Audre Lorde dans des documentaires hypnotiques.

Puis en 2016, à 56 ans, Jafa bascule dans une autre dimension. Le Hammer Museum de Los Angeles l’invite à exposer des fragments de son immense collection d’images, un trésor accumulé au fil des décennies, méticuleusement rangé dans des centaines de classeurs. Cette invitation, dans le cadre de l’exposition Made in L.A., arrive après son essai filmique Dreams Are Colder Than Death, une fresque où s’entrelacent entretiens avec des penseurs noirs, visions de l’espace infini, paysages nocturnes et vagues océanes, le tout en écho aux silhouettes tranchantes de Kara Walker.

Sa pulsion d’archiviste prend une ampleur encore plus radicale avec Love Is the Message, the Message Is Death, dévoilé à la galerie Gavin Brown’s Enterprise à Harlem, quelques jours après l’élection de Donald Trump. Une déflagration de sept minutes trente, rythmée par Ultralight Beam de Kanye West, où s’entrechoquent extraits de journaux télévisés, images de caméras embarquées de la police, marches pour les droits civiques, matchs de basket et concerts, le tout pulsé par un montage fiévreux. Brutal, poétique, viscéral. Le New York Times le qualifie de Guernica à l’ère digitale. En juin 2020, en pleine révolte après les meurtres d’Ahmaud Arbery, Breonna Taylor, George Floyd et Rayshard Brooks, treize musées diffusent l’œuvre en continu pendant 48 heures.

A self-portrait of Jafa titled “Monster” (1988), courtesy of the Artist and Gavin Brown’s Enterprise, New York/Rome.

Jafa raconte l’histoire des relations raciales à travers ses sculptures et installations monumentales, comme Ex-Slave Gordon 1863 (2017), une empreinte en plastique d'une silhouette humaine avec un dos cicatrisé, et LeRage (2017), une silhouette grandeur nature du Hulk noir, que l’artiste considère comme une sorte d’autoportrait. Il crée également des Cutouts, des figures imprimées sur métal qui agissent comme des silhouettes spectrales de la culture noire. En 2018, il présente Big Wheel II, un énorme pneu noir enchaîné, poursuivant son exploration de formes monumentales et de l’histoire des relations raciales.

Son travail The White Album (2019) marque un tournant en retournant son regard vers la blanchité, qu'il interroge à travers le prisme de la négritude. Par sa méthode du collage, il déconstruit les discours et expose les terreurs de la suprématie blanche. Cette vidéo, qui lui a valu le Lion d’Or à la Biennale de Venise, est l'une de ses créations les plus radicales. L'une des premières œuvres de cette exposition est une photographie saisissante d'enfants noirs à l'école effectuant un salut nazi à l'américaine. En réalité, il s'agissait du salut Bellamy, un geste qui accompagnait le serment d'allégeance des États-Unis de 1892 à 1942, jusqu'à ce que le Troisième Reich l'adopte.

Ces dernières années, Jafa a étendu sa pratique à la peinture et à la sculpture, avec des séries monumentales comme Big Wheel, des pneus massifs enchaînés, ou encore ses Cutouts, figures imprimées sur métal qui agissent comme des silhouettes spectrales de la culture noire. Son film AGHDRA (2021) explore quant à lui un paysage abstrait qui évoque la lave, la peau noire et l’histoire de la traite transatlantique.

Toujours en quête de nouvelles formes d’expression, Arthur Jafa ne cesse d’élargir les horizons de l’art contemporain, affirmant une esthétique noire aussi puissante qu’insoumise.

« Si vous entrez dans un domaine où une personne noire a déjà évolué ou où les personnes noires ont très rarement évolué, vous transformez ce domaine. »
— Arthur Jafa

Arthur Jafa, l’imposteur magnifique

Que fait-on du regard des institutions une fois qu’il se pose sur nous ? Pour Arthur Jafa, l’enjeu n’est pas tant d’être vu que d’apprendre à exister dans cet espace d’attente et de projection. Longtemps, il est resté enfermé dans le territoire mental de l’idée pure, là où tout reste intact, non négocié. “Mon plus grand talon d’Achille, c’est que dès que j’avais conceptualisé quelque chose, je ne ressentais même plus le besoin de le réaliser”, avoue-t-il. L’actualisation, la confrontation avec la matière et les contraintes, c’est là que le jeu se corse.

Même avec la reconnaissance, Jafa se voit encore à travers le prisme de l’échec. “J’ai passé l’essentiel de ma vie à me percevoir comme un raté”, dit-il à son galeriste Gavin Brown. Le succès, dans son imaginaire, c’était Michael Jackson ou Prince – des figures absolues, inatteignables. L’idée d’être un producteur de culture, et non plus un simple consommateur éclairé, a mis du temps à s’imposer. Aujourd’hui encore, il doute. “Je me sens comme un charlatan, comme si je m’en sortais par miracle.”

Mais ce qui le hante avant tout, c’est l’ombre écrasante des années 60 et 70. “J’ai raté ça”, lâche-t-il, conscient d’avoir grandi dans l’écho affaibli d’une époque où la musique, l’art, la politique pulsaient d’une intensité inégalée. Il se souvient à peine du concert de James Brown où ses parents l’ont emmené enfant, mais il en garde une empreinte physique, une vibration ancrée dans le corps. C’est ce frisson qu’il traque dans son travail. “Je veux que mon art fonctionne au même niveau que Miles Davis ou Jimi Hendrix.” Est-il à portée de ce sommet ? “Avant, j’aurais dit non. Maintenant… peut-être.”

« Le manque de reconnaissance de la danse ou du cinéma afro traduisent de la difficulté ou l’impossibilité des Blancs à s’identifier à des hommes noirs. »
— Arthur Jafa

Arthur Jafa, future légende en France ?

Alors que le monde de l’art lui déroule le tapis rouge, la France découvre à peine ce génie visuel. L’exposition à la Bourse du Commerce pourrait enfin changer la donne, ouvrir les yeux, et surtout ouvrir la voie à d’autres artistes noirs qui, ici aussi, ont une histoire à raconter. L’image d’Arthur Jafa est une révolution en soi. Il est temps que la France l’entende.

Filmographie

Comme directeur de la photographie :

  • 1991 : Daughters of the Dust, réalisé par Julie Dash. Ce film emblématique a valu à Jafa le prix de la meilleure photographie au Festival du film de Sundance.

  • 1993 : Seven Songs for Malcolm X, un documentaire explorant l'héritage de Malcolm X.

  • 1993 : The Darker Side of Black, un documentaire examinant les aspects complexes de la culture noire.

  • 1994 : Crooklyn, réalisé par Spike Lee, une chronique nostalgique de la vie familiale à Brooklyn dans les années 1970.

  • 1995 : A Litany for Survival: The Life and Work of Audre Lorde, un documentaire sur la poétesse et activiste Audre Lorde.

  • 1995 : Rouch in Reverse, un film offrant une perspective africaine sur l'anthropologue français Jean Rouch.

  • 1996 : W.E.B. Du Bois: A Biography in Four Voices, un documentaire retraçant la vie de l'éminent sociologue et activiste W.E.B. Du Bois.

  • 2003 : Bamako Sigi-Kan, un documentaire capturant la vie culturelle de Bamako, au Mali.

  • 2004 : Conakry Kas, explorant la scène artistique de Conakry, en Guinée.

  • 2012 : Shadows of Liberty, un documentaire critiquant la concentration des médias et son impact sur la démocratie.

  • 2014 : Killing Me Softly: The Roberta Flack Story, un hommage à la légendaire chanteuse Roberta Flack.

  • 2014 : In the Morning, un drame explorant les complexités des relations amoureuses contemporaines.

Comme réalisateur :

  • 2013 : Dreams Are Colder Than Death, un documentaire introspectif interrogeant l'identité noire américaine à travers des conversations profondes.

  • 2016 : Love Is the Message, The Message Is Death, une vidéo percutante de sept minutes mêlant des images poignantes de l'expérience noire américaine sur la bande sonore de "Ultralight Beam" de Kanye West.

  • 2018 : The White Album, une exploration audacieuse des thèmes de la blanchité et du racisme aux États-Unis, récompensée par le Lion d'or à la Biennale de Venise en 2019.

  • 2018 : akingdoncomethas, un essai filmique allégorique mêlant ferveur évangélique et événements contemporains.

  • 2021 : AGHDRA, une œuvre contemplative utilisant l'animation générée par intelligence artificielle pour explorer des paysages abstraits et mystérieux.

Clips musicaux :

  • 2016 : Don't Touch My Hair et Cranes in the Sky de Solange Knowles, où Jafa apporte sa vision unique en tant que directeur de la photographie.

  • 2017 : 4:44 de Jay-Z, un clip introspectif réalisé par Jafa, explorant des thèmes de confession et de rédemption.

  • 2020 : Wash Us in the Blood de Kanye West, un clip intense abordant des questions de foi et de justice sociale.


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L'auteur

Bienvenue ! Mannequin voyageuse, je dévoile mon carnet d'adresses autour du globe, illustré par mes plus beaux clichés. Foodista aguerrie, retrouvez ma sélection de tables gourmandes et mes plus beaux shootings photos autour du monde. 

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