Martine Syms : Hacker l’art, pirater l’institution, glitcher le réel

J'ai découvert le travail de Martine Syms lors de son exposition Total au Lafayette Anticipations à Paris, une expérience qui montre comment l'image et les réseaux sociaux transforment l'art d'installation. En utilisant des objets du quotidien, Syms rapproche l'art du public, brisant les frontières entre institution et spectateurs. Dans cette installation immersive, elle a une fois de plus démontré sa capacité à faire dialoguer la culture noire avec les structures du pouvoir.

Martine Syms : Déjouer l’image, court-circuiter le pouvoir

Martine Syms, “Goo”, Sadie Coles HQ, Londres, 2023, par Dominique Croshaw

Martine Syms capte le chaos de notre époque avec une acuité tranchante. Née en 1988 à Los Angeles, elle grandit à deux pas d’Hollywood et absorbe le langage des écrans comme une seconde nature. Diplômée de la School of the Art Institute of Chicago et du Bard College, elle dissèque la pop culture, les nouveaux médias et l’héritage afro-américain pour en extraire une esthétique brute, mordante et ultra-connectée.

De 2007 à 2012, elle co-dirige Golden Age, un espace artistique hybride à Chicago, laboratoire effervescent où se télescopent arts visuels, performance et édition. Dès 2015, elle explose sur la scène internationale : Triennale du New Museum, Notes on Gesture (un bijou d’analyse sur le langage corporel et l’identité) et collaboration avec Willo Perron & Associates sur le discours de Kanye West aux MTV Video Music Awards. En 2017, elle intègre le Whitney Biennial et signe Projects 106 au MoMA, où elle fusionne intelligence artificielle, vidéo et storytelling déconstruit.

Avec Dominica Publishing, sa maison d’édition, Syms fracture encore les codes, explorant la culture noire sous un prisme critique, pop et radical. Son imagerie glitchée, entre humour acide et critique sociale, s’incarne dans des expositions majeures comme Ugly Plymouths (2019, Graham Foundation) ou SLIP (2020, Basel Social Club). En 2022, elle passe derrière la caméra avec The African Desperate, un long-métrage fiévreux et corrosif présenté à Rotterdam.

Passionnée de mode, Martine réalise des films publicitaires pour Prada, Nike et, surtout, un spot de 30 secondes mettant en scène une Rihanna enceinte pour les débuts de Pharrell chez Louis Vuitton homme en 2023. L’artiste est reconnue internationalement pour son travail de vidéaste.

Cet hiver, Syms a investi Lafayette Anticipations à Paris avec Total, son premier solo show en France (octobre 2024 à février 2025). Une immersion hypnotique où l’art et le concept store fusionnent en un manifeste éclaté du capitalisme tardif, où le désir et la marchandise se confondent, façon dystopie ultra-stylisée.

Total : De l’architecture à l’intérieur de l’institution

Martine Syms, Total, Lafayette Anticipations, Paris (octobre 2024 à février 2025)

Avec Total, présenté à Lafayette Anticipations, Martine Syms fait imploser les frontières entre art, commerce et spectacle, en s’attaquant frontalement à l’architecture modulable de Rem Koolhaas. Et si les musées de demain ressemblaient à des temples du shopping ? L’hypothèse a des airs de dystopie, mais elle est loin d’être absurde. Syms la prend à bras-le-corps et la pousse à son paroxysme : une galerie qui flirte avec le concept store, un espace d’exposition qui respire comme une boutique, où l’art se vend, s’affiche et s’échange dans un ballet hypnotique de signes et de désirs manufacturés.

Cette installation électrisante interroge la place de l’art dans un monde saturé par le capitalisme visuel. Syms y démonte la mécanique des symboles qui transforme l’art en simple produit dérivé, en mimant et en pervertissant les codes du merchandising. Fausse vitrine ou vraie critique ? Total s’amuse de cette ambiguïté et piège le spectateur dans un jeu de miroirs où s’entrechoquent fascination et malaise.

Là réside toute la tension du projet : entre l’utopie d’un art affranchi et la réalité des structures qui l’encadrent. Fidèle à son approche corrosive, Syms exploite ces contradictions pour créer une expérience immersive qui oblige à reconsidérer non seulement le rôle de l’art, mais aussi notre propre rapport au consumérisme et à l’image. Dans un monde où tout s’achète, que reste-t-il de l’irréductible ?


« L’image est un champ de bataille. Chaque image est une question de pouvoir. »
— Martine Syms

She Mad : Réinventer l’image, déconstruire l’étiquette

« Je suis fascinée par le pouvoir de la culture populaire. Elle façonne nos perceptions, et si elle peut faire ça, alors l’art aussi peut nous libérer. »
— Martine Syms

Avec She Mad (2015–2022), Martine Syms explore les tensions entre l’image de soi et celle imposée par la société à travers “Martine”, une jeune stoner et graphic designer à Los Angeles, tiraillée entre ambition et désillusion. Ce projet, composé de brefs épisodes au format clip, met en scène l’alter ego de l’artiste naviguant parmi les mille écueils de la vie quotidienne contemporaine. Ces petits riens, aussi peu épiques qu’immensément comiques, apparaissent rapidement comme déjà scriptés par l’industrie du divertissement, donnant une impression de déjà-vu, tant dans les situations que dans leur narration.

Loin de se contenter de subvertir Hollywood, Syms réinvente les codes visuels du cinéma et de la publicité pour offrir une vision ironique et libératrice de l’identité noire. Son approche mêle humour et critique sociale afin de déconstruire les stéréotypes de la culture pop. She Mad marque également une complicité créative avec des amies comme Diamond Stingily, contribuant à réécrire l’image de l’artiste noir, loin des attentes institutionnelles.

En somme, Martine Syms puise dans cette texture médiatique omniprésente, constituant l’inconscient collectif de l’humanité connectée, pour en faire la matière première de son art.

The African Desperate : L’identité noire comme terrain de jeu cinématographique

« L’art, pour moi, est une forme d’auto-exploration et de confrontation avec des structures invisibles. »
— Martine Syms

Dans The African Desperate (2022), Martine Syms plonge sans concession dans son expérience à Bard College, une institution où les barrières sociales et raciales définissent encore la "réussite" et l’appartenance. Ce film est une satire acerbe de la quête de reconnaissance dans un monde artistique où la culture noire peine à se faire une place. En incarnant une version fictive d'elle-même, Syms démontre comment l’art, souvent conçu pour et par des élites blanches, devient un terrain de lutte pour l’artiste noir.

Avec une approche à la fois décalée et brutalement personnelle, Syms déconstruit l’idée même de légitimité artistique dans des institutions aveugles à la diversité. Elle expose l’invisibilité de l’artiste noir, ce corps étranger dans des espaces académiques et créatifs qui ne l'ont pas conçu. Le film ne se contente pas de dénoncer : il propose une nouvelle forme de représentation, libérée des conventions et des attentes normées. En réinventant les règles du jeu cinématographique, Syms pose une question percutante : et si l’art n’était pas un lieu de validation, mais un acte de résistance ?

« Le problème avec les institutions, c’est qu’elles nous définissent avant même qu’on ait pu se définir nous-mêmes.  »
— Martine Syms
« L’art n’est pas une réponse, c’est une question »
— Martine Syms

Des artistes comme Martine Syms ont définitivement leur place dans l'art contemporain français. Elles secouent un peu (beaucoup) les normes, invitent à repenser la place des artistes afro-descendants et nous poussent à remettre en question un système où la diversité est souvent reléguée au second plan. Leurs œuvres sont plus qu’un simple "coup de projecteur" ; elles nous forcent à revoir la manière dont on pense l'art, l’identité et la culture. Alors, où sont nos artistes à nous, en France, pour nous secouer aussi ? Si on veut vraiment comprendre l’environnement des artistes afro-descendants, il est grand temps d’écouter ceux qui ne se contentent pas de suivre les règles, mais qui les réécrivent, tout simplement.

Projets à venir : De nouvelles frontières à explorer

Actuellement, son film The African Desperate est diffusé sur la plateforme MUBI. De plus, le 2 avril 2025, elle animera une conférence sur l'artiste Walter De Maria au Dia Chelsea à New York. Elle prévoit également de développer de nouvelles installations immersives, tout en poursuivant sa réflexion sur la place de l'art dans un monde toujours plus influencé par les dynamiques du capitalisme global. Son travail continue d’inspirer et de questionner, offrant de nouvelles perspectives pour les générations à venir.


Les œuvres de Martine Syms

  • 2015Lessons : Une série vidéo explorant la culture afro-américaine à travers des fragments de langage et d’images.

  • 2016A Pilot for a Show About Nowhere : Une installation vidéo inspirée des sitcoms télévisées et des représentations de la vie afro-américaine.

  • 2017Incense, Sweaters & Ice : Un long métrage présenté au MoMA, explorant la surveillance, la performance et la navigation dans l’espace public.

  • 2018Shame Space : Une installation immersive combinant vidéo et texte, traitant de la construction de l'identité numérique et du self-tracking.

  • 2019Ugly Plymouths : Une exposition vidéo examinant le langage, la performance et l'interaction sociale dans un contexte contemporain.

  • 2020My Only Idol is Reality : Une œuvre vidéo explorant la culture populaire et l’auto-représentation à l’ère numérique.

  • 2021Nite Life : Une installation sonore et vidéo évoquant l’histoire des clubs afro-américains et la relation entre musique et mémoire collective.

  • 2022The African Desperate : Son premier long métrage, une satire sur le monde de l’art, qui a été présenté au Festival international du film de Rotterdam.

  • 2023Goo : Une exposition chez Sadie Coles HQ, abordant des thèmes de transformation, de fluidité et de représentation visuelle.

  • 2024Total à La Lafayette : Une exposition marquant une nouvelle phase dans son exploration des thèmes de la représentation, de l'identité et de l'interaction avec l'espace.


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L'auteur

Bienvenue ! Mannequin voyageuse, je dévoile mon carnet d'adresses autour du globe, illustré par mes plus beaux clichés. Foodista aguerrie, retrouvez ma sélection de tables gourmandes et mes plus beaux shootings photos autour du monde. 

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